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Georges-Henri Soutou: L’ historiographie récente de la Guerre Froide. Entre révisionnisme et nouvelles recherches

Georges-Henri Soutou

L’ historiographie récente de la Guerre Froide. Entre révisionnisme

et nouvelles recherches

 

L’étude de la Guerre froide est en train de connaître une profonde évolution: d’une part bien sûr l’histoire des Relations internationales s’approprie de plus en plus le sujet, avec l’ouverture de nouvelles archives, à l’Est mais aussi à l’Ouest. Mais en outre la Guerre froide n’est plus le seul domaine des historiens des Relations internationales: les spécialistes de la politique intérieure des différents pays concernés s’y intéressent de plus en plus, par exemple dans les cas particulièrement significatifs de la France et de l’Italie, où la présence de forts partis communistes a fait de la Guerre froide aussi une affaire de politique intérieure.[1] Ou encore aux Etats-Unis, où la Guerre froide a généré un état d’esprit que certains considèrent comme une idéologie structurante, celle du National Security State.[2] Autre domaine bien mis en évidence désormais, comme on va le voir: la dimension culturelle de la Guerre froide (que l’on concevra comme une problématique “culture et Guerre froide”, pas comme la “culture de Guerre froide”, concept différent et tout à fait contestable).

Même les théories des sciences politiques sont concernées désormais. Une bonne mise au point nous est fournie par le livre d’Odd Arne Westad, Reviewing the Cold War. Approaches, Interpretations, Theory (2005). Le but de ce ouvrage est de réconcilier l’approche historique (à partir des archives, des schémas d’explication réalistes et positivistes) et celle des politologues spécialistes des relations internationales (théories des relations internationales, théorie des jeux, considérations sur la dissuasion, l’équilibre de la terreur, la nature du système international).

Un bon exemple des rapports réciproques entre les différentes disciplines nous est donné par la crise des missiles soviétiques à Cuba en 1962: la première étude de fond a été politologique; en 1971 Graham T. Allison (Essence of Decision: Explaining the Cuban Missile Crisis) publia un ouvrage fameux, qui ouvrit la voie à l’étude des crises, à partir d’une approche théorique.[3] Puis l’ouverture des archives permit une étude proprement historique.[4] Mais même ces études historiques ne répondaient pas à tout, et en particulier ne permettaient pas de résoudre complètement le problème des motivations ultimes de Khrouchtchev dans cette aventure, car le système soviétique rendait certains aspects du processus de décision de Moscou obscurs, même quand on a accès aux archives. D’où la nécessité de poser constamment aux historiens des questions en termes d’évolution du système soviétique et du système international, dans un aller-retour permanent entre les différentes disciplines. Les sciences politiques fournissent souvent des hypothèses, que les historiens peuvent ensuite tenter de valider ou d’invalider. Mais l’opacité du système soviétique et la complexité de la Guerre froide commandent cet aller-retour.

Le blocus de Cuba.

D’autre part la nature de la Guerre froide (conflit à la fois entre Etats, mais aussi entre idéologies et entre mouvements politiques transnationaux) fait que celle-ci échappe aux catégories classiques des relations internationales. Il faut faire intervenir à la fois l’approche réaliste (qui considère les Etats comme les acteurs essentiels du jeu international) et les approches post-nationales, qui mettent l’accent sur l’aspect idéologique et les solidarités transnationales liés à la Guerre froide. Là aussi, la collaboration avec les sciences politiques ouvre de larges perspectives. Là aussi, constamment les thèses que l’on croyait établies sont revisitées, soit à partir de nouvelles archives, soit à partir de nouvelles interrogations. Révision et réaffirmation des thèses en présence se suivent et s’entremêlent constamment.

Où trouver les débats, les pistes nouvelles? On suivra avec attention le Journal of Cold War Studies (Harvard UP), la revue Cold War History (éditée par la London School of Economics) et le Cold War History Project du Woodrow Wilson Center à Washington (avec un Bulletin et de nombreuses études en ligne).    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I) La problématique générale du révisionnisme et son évolution.

Le “révisionnisme” historique a acquis ses lettres de noblesse aux Etats-Unis après la première guerre mondiale: il s’agissait de remettre en cause la thèse officielle sur les raisons de l’intervention américaine en 1917. A la suite du rapport de la Commission Nye du Congrès en 1935, beaucoup étaient parvenus à la conclusion que Washington n’était pas entré en guerre pour défendre la Démocratie et le Droit face à l’Allemagne impériale, mais plus prosaïquement pour défendre les intérêts de Wall Street, lourdement engagée du côté des Anglais et des Français et qui craignait, en cas de défaite de ceux-ci, de ne pas revoir son argent. Ce révisionnisme (à ne pas confondre avec ce que l’on appelle couramment “révisionnisme” en France, c’est-à-dire la mise en doute des crimes nazis durant la deuxième guerre mondiale) est donc, dès l’origine, “critique”, et “à gauche”. Il est réapparu à la fin des années 50 et surtout dans les annés 60 et 70 (dans le contexte de la Guerre du Vietnam et des déchirements qu’elle a suscités aux Etats-Unis) à propos des responsabilités des uns et des autres dans le déclenchement de la Guerre froide.[5] Ce courant historiographique contesta la thèse officielle selon laquelle c’était Moscou qui avait pris l’initiative de la Guerre froide, et imputa au contraire les responsabilités du déclenchement de celle-ci aux Etats-Unis, qui auraient en fait poursuivi, sous couvert de défense du Monde libre, des objectifs expansionnistes à base d’impérialisme économique.. En outre ce courant dénonça la droitisation de la vie politique américaine à la fin des années 40, l’émergence, sous couvert de résistance face à l’URSS, d’un National Security State remettant en cause les libertés, et la chasse aux sorcières auxquels certains, comme le sénateur MacCarthy, auraient poussé, sous prétexte de lutter contre l’espionnage soviétique, mais en fait par anti-communisme et dans un objectif de répression politique et sociale.[6]

Dès les années 1980, et encore plus après la fin de la Guerre froide, avec l’ouverture des archives des pays de l’Est, les thèses révisionnistes avaient beaucoup perdu de leur crédibilité. Un ancien révisionniste modéré, John Gaddis, trouvait son chemin de Damas dans un livre fameux (We Now Know. Rethinking Cold War History. Oxford, Clarendon Press, 1997) et affirmait désormais l’écrasante responsabilité de Moscou dans la Guerre froide. Mais depuis peu le révisionnisme repart.

John Lewis Gaddis.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Certes, les arguments des années 60, inspirés par des thèses quasi marxistes sur l’impérialisme économique du capitalisme américain et la volonté de conquérir les marchés ne font plus guère recette. La nouvelle approche révisionniste est plus subtile, se concentre sur des arguments politiques: les Etats-Unis auraient déclenché dès 1948 une véritable offensive politique, par la propagande et la subversion, contre l’URSS et les satellites, afin de mettre à bas la présence soviétique en Europe orientale, et pour finir le système soviétique en URSS même. Certes, des projets de ce genre ont effectivement existé, mais ils sont restés à un niveau beaucoup plus secondaire du processus de décision américain que certains ne le pensent, et toutes les opérations de déstabilisation menées contre l’URSS et les Démocraties populaires ont été tout de suite pénétrées et se sont terminées par des échecs retentissants (Tim Weiner, Legacy of Ashes. The History of the CIA, Doubleday, 2007). La CIA a réussi des opérations d’influence ou de déstabilisation en Europe occidentale et dans le Tiers Monde, mais jamais sérieusement face au Bloc soviétique.

Le nouveau révisionnisme insiste d’autre part sur l’approche culturelle: les Etats-Unis auraient cherché, par leur propagande et par leurs efforts de pénétration, à imposer leurs valeurs, leur “logiciel”. De nouveau les responsabilités des Etats-Unis passent au premier plan dans l’historiographie, tandis que l’on évoque de nouveau beaucoup moins celles de l’URSS, dont d’ailleurs les archives se referment de plus en plus depuis quelques années (alors que toutes les études précises récentes, à partir des archives, à propos des problèmes nucléaires, des crises de Berlin et de Cuba, de la Guerre des Six jours, confirment l’engagement offensif de l’URSS).[7]

Dans cette nouvelle controverse, le dernier livre de John Lewis Gaddis, The Cold War (2005), qui affirme les responsabilités soviétiques, a été très attaqué.[8] Et mon livre sur la Guerre froide (La Guerre de Cinquante Ans. Les relations Est-Ouest 1943-1990, Paris, Fayard, 2001) n’a pas plu à 100 % à tous les collègues…[9]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mais au fond on se rend compte désormais que la vraie révision de l’histoire de la Guerre froide, c’est de comprendre que pour les Etats-Unis celle-ci n’a été qu’une parenthèse: en 1945 leur projet c’était l’ONU et un monde tout entier ouvert aux valeurs et aux intérêts américains, ce n’était pas la division du monde l’Alliance atlantique. Quand ils ont dû, en 1947, admettre la réalité de la Guerre, ils s’y sont résignés, mais pour eux, dès le départ, elle ne serait que provisoire, le temps que l’URSS comprenne qu’elle ne pouvait pas la gagner et qu’elle soit obligée d’évoluer dans un sens plus compatible avec les valeurs du monde occidental. En 1947, George Kennan, le premier architecte de cette politique d’endiguement (dont le but était d’empêcher l’URSS de progresser et de gagner du temps jusqu’à sa transformation inévitable) estimait le délai nécessaire à une quinzaine d’années. C’était encore la conviction de John Foster Dulles (thèse en cours de publication de François David sur John Foster Dulles et la France) et du président Eisenhower. Dans les années 70, on devint plus pessimiste, ou plus résigné à la permanence du système soviétique. Mais Reagan renoua avec la certitude que le conflit Est-Ouest ne serait qu’une gêne provisoire, il était persuadé que les Etats-Unis l’emporteraient assez vite, et il se projetait déjà au-delà de la Guerre froide, en préparant en fait le monde d’après, celui que nous connaissons, celui de la mondialisation.[10]

Il est évident que cette vision qui relativise la place de la Guerre froide dans la vie et la politique des Etats-Unis après 1945, et qui souligne la continuité de leur vision à long terme, peut aussi être interprétée dans le sens de la permanence de leur projet impérial dirons les uns, de leur projet universaliste dirons les autres…

II) Nouvelles approches.

On constate depuis quelques années l’apparition de nouveaux courants, de nouvelles pistes de recherche, de nouvelles approches méthodologiques. Souvent passionnantes, ces nouvelles recherches retombent parfois cependant dans les travers “sociologiques” des années 60, qui sous prétexte d’étudier les régimes communistes avec les mêmes instruments que les régimes occidentaux finissaient par oublier la spécificité des sociétés et des organisations de ces pays.

Un axe particulièrement riche s’est révélé être celui du poids des considérations locales, c’est-à-dire des différentes Républiques, dans la politique extérieure soviétique. Par exemple l’offensive de Staline vers l’Iran en 1945-1946 ne s’explique pas complètement si on ne tient pas compte des problèmes des Républiques caucasiennes et des positions spécifiques de leurs dirigeants dans le système soviétique.[11] De même pour les relations tendues avec la Finlande en 1945-1948: on ne les comprend pas si on oublie le rôle personnel de Jdanov, idéologue en chef, “patron” de Léningrad, et pour cette raison chargé par Staline du dossier finlandais. Les archives locales montrent souvent une certaine autonomie de la périphérie, ou du moins qu’il existe des impulsions locales, que le Centre peut entériner.[12]

Une autre veine intéressante est le développement des études sur les partis communistes italien et français dans le contexte international, et pas seulement dans une sorte de capsule de politique intérieure détachée des grands courants internationaux de l’époque: la mise en lumière du lien étroit, consubstantiel, pour ces partis, entre politique intérieure, idéologie et politique extérieure a été une avancée considérable faisant sauter les anciennes barrières disciplinaires.[13]

Un autre axe essentiel a été la mise en lumière du rôle spécifique des pays des deux Europe, de l’Ouest mais aussi de l’Est, dans la Guerre froide. On constate de fortes nuances entre les pays d’Europe occidentale, qui n’est nullement figée dans un quelconque bloc atlantique. De nombreux travaux ont mis en valeur par exemple (outre la France et la Grande-Bretagen auxquelles tout le monde pense bien sûr en priorité) l’Italie[14] ou la Belgique, dont le rôle propre est trop souvent sous-estimé.[15] Certes, dans le cas de l’Europe de l’Est on ne peut parler d’une indépendance par rapport à Moscou comparable à celle des pays d’Europe de l’Ouest vis-à-vis de Washington, et il faut éviter la symétrie des fausses fenêtres. Néanmoins, on voit leurs divergences, que ne recouvre pas complètement, loin de là, l’idéologie commune. C’est ainsi que jamais la Pologne et la RDA “socialistes” ne purent s’entendre réellement, le poids du passé étant trop lourd, et Varsovie donnant finalement, à partir de 1969, la priorité à ses rapports avec la RFA, dans le cadre de l’Ostpolitik, Bonn étant à ses yeux la seule à pouvoir apporter des garanties à long terme à propos defrontières.[16] De même entre la Hongrie et la Roumanie.[17]

Pour toutes ces questions, on lira les volumes consacrés par un groupe international d’historiens (constitué en 1996) aux rapports spécifiques entre les deux Europe dans la Guerre froide. En effet, répétons-le, l’Europe de l’Ouest évidemment, mais même l’Europe de l’Est n’ont pas été des spectateurs purement passifs dans ce que l’on considère trop souvent comme ayant été avant tout, voire uniquement, un affrontement américano-soviétique. Lire donc: The Failure of Peace in Europe, 1943-1948, Antonio Varsori et Elena Calandri éds., Londres, Palgrave, 2002; Saki Dockrill, Robert Frank, Georges-Henri Soutou et Antonio Varsori, éds., L’Europe de l’Est et de l’Ouest dans la Guerre froide 1948-1953, Paris, PUPS, 2002; Wilfried Loth éd., Europe, Cold War and Coexistence, 1953-1965, Londres, Frank Cass; Wilfried Loth et Georges-Henri Soutou, éds., The Making of Détente. Eastern and Western Europe in the Cold War, 1965-1975, Londres, Routledge, 2008; le dernier volume, sur la période 1975-1990, est en préparation.

Autre question actuellement très explorée: la politique de l’URSS envers l’Europe. Quand paraît dans le débat, à partir de 1948-1950, la notion moderne de construction européenne, ce concept n’entre pas dans les cadres idéologiques du régime soviétique et est considéré comme un alibi, ou tout au plus comme une superstructure du capitalisme. Après 1945 en effet, la construction européenne est vue à Moscou, jusqu’au milieu des années 1980, comme un simple instrument de l’impérialisme américain. A côté de ça, l’URSS doit bien tenir compte de l’Europe, même si c’est de manière très manipulatrice et dialectique (cf. Vladislav Zubok and Constantine Pleshakov, Inside the Kremlin’s Cold War, Harvard UP, 1996; Vojtech Mastny, The Cold War and Soviet Insecurity. The Stalin Years, Oxford UP, 1996). Il y a donc bien eu une politique européenne de l’URSS (Marie-Pierre Rey, Le dilemme russe. La Russie et l’Europe occidentale d’Ivan le Terrible à Boris Eltsine, Paris, Flammarion, 2002; cf. également le dernier volume de la série d’ouvrages publiés aux PUPS de Paris IV sur les relations entre l’URSS et l’Europe depuis les années 1920: Emilia Robin Hivert et Georges-Henri Soutou (dir.), L’URSS et l’Europe de 19141 à 1957, Paris, PUPS, mars 2008).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’affaire est d’autant plus compliquée que dès la mort de Staline Moscou a remis au premier plan la thématique européenne, revendiquant fermement l’appartenance européenne de l’URSS. Sur le plan politique, c’est le thème de la “sécurité en Europe” qui prend alors la première place. Il s’agissait essentiellement d’un instrument idéologique et diplomatique pour introduire un coin entre l’Europe occidentale et les Etats-Unis, en conviant les Européens de l’Ouest à conclure avec Moscou des accords de sécurité, bien sûr en dehors de l’Alliance atlantique. Mais la recherche récente met également en valeur que cette politique était aussi conçue comme un modèle européen possible (Marie-Pierre Rey, “L’URSS et la sécurité européenne 1953-1956”, Communisme, no 49-50, 1997). Le thème de la sécurité en Europe a rencontré un incontestable écho, y compris en Occident, en particulier en France, mais aussi en RFA, en Grande-Bretagne et même aux Etats-Unis: cf. Pierre Mendès France et le rôle de la France dans le Monde, René Girault éd., Presses Universitaires de Grenoble, 1991 (Mendès-France, comme George Kennan et les travaillistes britanniques en 1957, souhaitaient dépasser la Guerre froide par la mise en place d’un nouveau système de sécurité en Europe). Le thème de la sécurité en Europe, sous ses différentes facettes, occupe beaucoup ma recherche actuelle sur la Guerre froide, on va y revenir.

Autre domaine porteur depuis quelques années: culture et Guerre froide, c’est-à-dire le problème des rapports, des oppositions ou parfois des influences culturelles d’un bloc à l’autre. Question complexe: la culture au sens de culture n’est pas différente entre l’Est et l’Ouest. On n’est pas à l’Est dans l’univers de Confucius mais dans celui de la culture “occidentale”. D’autre part bien des débats culturels de la Guerre froide, qui opposent les deux camps, sont aussi présents au sein du monde “libre”, comme l’est le communisme lui-même. La radicale différence entre l’Est et l’Ouest n’exclut cependant pas les rapports culturels, même ambigus, voire même une sorte de fascination réciproque. On verra Yale Richmond, Cultural Exchange and the Cold War, Penn State UP, 2003, et Jean-François Sirinelli et Georges-Henri Soutou (dir), Culture et Guerre froide, PUPS,  2008.

Autre axe encore: l’étude de la propagande et de ce que l’on pourrait appeler la “guerre politique”. On est là au coeur de la Guerre froide, qui fut de nature essentiellement politique. On l’a vu pour les Occidentaux, même si des démocraties libérales pluralistes éprouvent des difficultés à mener une guerre politique, qui ne correspond pas vraiment à leur type d’organisation.[18] En revanche les Soviétiques étaient beaucoup plus à leur affaire dans ce domaine qui relevait essentiellement du Département international du Comité central: on lira Andreï Kozovoï, Par-delà le mur. La culture de guerre froide soviétique entre deux détentes, Complexe, 2009, sur la propagande soviétique à propos des Etats-Unis (sur la base d’archives passionnantes).

L’ouverture d’archives “sensibles” a permis de commencer à étudier les plans de guerre, y compris nucléaires, des camps en présence. C’est particulièrement important pour la Guerre froide, étroitement liée dans la chronologie et dans la problématique à l’ère nucléaire. On se rend compte d’ailleurs que la dissuasion nucléaire n’excluait pas certaines hypothèses d’emploi, en particulier pour les Soviétiques, pour lesquels seule une capacité d’emploi crédible de l’arme nucléaire, avec comme objectif une véritable victoire sur l’adversaire, pouvait assurer la crédibilité de la dissuasion. Les Occidentaux raisonnaient davantage en termes de capacité de destruction mutuelle assurée, le concept de victoire à l’ère nucléaire étant pour eux dépourvu de sens, tout au moins dans leur politique déclaratoire – la réalité des plans américains en vue d’une guerre éventuelle était sans doute plus complexe.

On est là tout au début des recherches. Signalons un ouvrage essentiel, War Plans and Alliances in the Cold War. Threat Perceptions in the East and West, édité par Vojtech Mastny, Sven G. Holtsmark et Andreas Wenger, Londres, Routledge, 2006. War Plans and Alliances in the Cold War est un ouvrage collectif qui ouvre des perspectives nouvelles et essentielles sur les aspects stratégiques et nucléaires de la Guerre froide. Son grand apport repose sur l’ouverture des archives des anciennes Démocraties populaires (ce qui permet de contourner les archives russes de l’ère soviétique, encore peu accessibles). En les auteurs ont pu exhumer toute une série d’exercices organisés par le Pacte de Varsovie, et même un plan de guerre proprement dit, celui de la Tchécoslovaquie en 1964.L’ouvrage se concentre sur le théâtre européen, il ne parle que fort peu de l’affrontement bilatéral américano-soviétique en dehors de l’Europe. L’une des grandes qualités du livre est d’établir un rapport constant entre la stratégie, les relations internationales, l’organisation des alliances, en particulier le Pacte de Varsovie, et l’évolution interne particulière des pays de l’Est, avec un processus de décision toujours profondément marqué par l’idéologie, y compris et même surtout chez les responsables militaires.

L’un des grands apports méthodologiques du travail est de réévaluer l’importance des forces conventionnelles dans les stratégies du temps de la Guerre froide, parfois négligée au profit du nucléaire. L’une des principales conclusions, qui n’intéresse pas que les historiens, est que ce n’est pas, contrairement à une idée reçue, l’arme nucléaire qui a permis de maintenir la Guerre froide à ce niveau. Ce qui a permis de contenir la Guerre froide, du côté occidental, ça a été les efforts faits dans le domaine des armes conventionnelles ainsi qu’une pratique intelligente du dialogue nucléaire avec Moscou par l’Ouest.

En effet on voit maintenant évoluer la stratégie soviétique de l’intérieur, même si on n’a encore que peu d’accès aux archives de Moscou, grâce à celles des Démocraties populaires. Avant la guerre de Corée Staline est probablement dans une position militaire défensive, beaucoup plus qu’on ne l’imaginait en Occident. Mais en 1951 il pense que l’enlisement des Américains en Asie pourrait permettre de remporter de grands succès en Europe et ordonne un renforcement considérable des armées des Démocraties populaires. On avait certaines indications sur de possibles déclarations de Staline dans ce sens devant les dirigeants d’Europe orientale réunis avec lui en janvier 1951, mais ce n’étaient que des indications, on dispose maintenant du compte rendu de leur rencontre.

Après des hésitations consécutives à la mort de Staline, c’est la crise de Berlin à partir de 1958 qui fait basculer l’URSS de façon décisive dans une stratégie nucléaire d’emploi massif (cette crise apparaît en fait comme plus dangereuse que celle de Cuba). L’exercice Bouriane en 1961, qui est en fait la préparation d’une guerre possible au cas où les Occidentaux réagiraient à la signature unilatérale d’un traité de paix avec la RDA, repose sur l’emploi en grand du nucléaire. Il est confirmé par le plan de guerre effectif adopté par la Tchécoslovaquie en 1964 (bien sûr sur les indications de Moscou) qui prévoit que l’armée tchèque s’ouvrirait la voie avec des dizaines de frappes nucléaires tactiques jusqu’à Lyon (l’armée de la RDA, elle, avait en charge la prise de Paris). La posture resta toujours nucléaire jusqu’à Gorbatchev, malgré des supputations occidentales imaginant un passage à la possibilité d’une guerre non-nucléaire à partir du milieu des années 60. Mais une étude détaillée montre que les Soviétiques n’ont jamais vraiment résolu les problèmes insurmontables que pose un combat nucléaire, et que leurs plans et exercices ne conservaient leur cohérence que grâce à des hypothèses a priori, hasardeuses.

Le président des États-Unis J. F. Kennedy en visite à Berlin le 26 juin 1963

La recherche se heurte cependant toujours à certaines limites. Certes, les aspects politico-militaires ne sont pas négligés dans l’ouvrage War Plans and Alliances in the Cold War, en particulier on a de très précieuses indications concernant Brejnev et sa politique de Détente. Néanmoins, faute d’accès aux archives les plus confidentielles, le livre ne peut pas aller très loin vers le sommet du processus de décision politico-stratégique à Moscou: quel rôle les dirigeants assignaient-ils réellement aux forces armées dans leur stratégie globale? Leur posture était-elle uniquement défensive, ou bien, comme cela était encore la thèse officielle du temps de Staline, “la guerre était-elle inévitable” et conduirait-elle fatalement à la victoire du communisme, comme on l’entendit parfois insinuer à Moscou entre la fin des années 70 et le début des années 80?

Tout nouveau champ d’exploration: les aspects et enjeux économiques de la Guerre froide. On s’intéresse en particulier au COCOM, l’organisme occidental qui réglementait les exportations sensibles vers l’Est (programme international dirigé par le Prof. Luciano Segreto, de Florence). On s’intéresse également à la compétition dont on commence à se rendre compte entre les deux camps à propos des matières premières du Tiers monde dans le contexte de la décolonisation: l’URSS est très consciente de la dépendance de l’Europe occidentale envers le pétrole du Moyen-Orient, et c’est l’un des motifs de sa politique active dans la région à partir de 1955, et Eisenhower et ses successeurs sont très attentifs au problème. L’un de leurs axes, aussi bien dans leur stratégie face à l’URSS que dans leurs programmes d’aide aux pays sous-développés, sera de tout faire pour conserver l’accès aux matières premières du Tiers monde.

On note également, à l’instar de ce qui s’est fait depuis les années 1990 pour la Première guerre mondiale, l’apparition du thème de la « Guerre froide d’en bas », non pas du point de vue des dirigeants et responsables, mais du point de vue des combattants et des populations dans leur ensemble. Un ouvrage pionnier dans ce domaine : Philippe Buton, Olivier Büttner et Michel Hastings, La Guerre froide vue d’en bas, Paris, CNRS Editions, 2014. On pourra se montrer réservé : la Guerre froide n’a pas impliqué les individus au même point que la Grande guerre, et de loin. En revanche l’opposition entre les communistes et leurs alliés d’une part, et leurs adversaires

de l’autre, a eu une importance considérable dans certains pays, comme la France et l’Italie, sans cependant que les intéressés la relient forcément à la Guerre froide, plutôt qu’à une classique opposition Droite-Gauche. Ceci dit, à certains moments de grandes crises à l’Est, comme en 1956 à Budapest, 1968 à Prague, 1980 en Pologne, politique intérieure et politique extérieure se sont rejointes, avec un intérêt et une implication considérables de larges secteurs des opinions publiques.[19]

On a d’autre part ces derniers temps porté davantage l’attention sur la “périphérie” de la Guerre froide, sur le Tiers monde, qui a été au moins autant concerné que l’Europe. La Guerre froide y a été souvent en fait très chaude (que l’on pense à la Corée, à l’Indochine) et beaucoup plus sanglante qu’en Europe. La Guerre froide a contribué à accélérer la décolonisation, elle a beaucoup contribué à influencer les idéologies et les régimes des nouveaux Etats indépendants (soit qu’ils appartiennent à la mouvance soviétique, soit qu’ils aient réagi contre elle vigoureusement).[20]

Et enfin on s’intéresse depuis peu aux perspectives de dépassement de la Guerre froide que pouvaient envisager les contemporains. Les Américains, on l’a vu, pensèrent dès le début que la Guerre froide ne serait qu’un parenthèse. A partir de la rupture Tito-Staline de 1948, Washington imagina que le développement d’un communisme “national” (outre la Yougoslavie, les Etats-Unis pensèrent tout de suite à la Chine de Mao) pourrait être un moyen de réduire la puissance soviétique. Par la suite certains responsables américains (comme Sonnenfeldt, adjoint de Kissinger, en 1976) évoquèrent la possibilité d’un processus de “finlandisation” en Europe orientale: celle-ci resterait liée à l’URSS sur le plan stratégique, mais retrouverait sa liberté intérieure (un peu selon le modèle finlandais). Les Français pour leur part envisageaient plutôt des processus de “convergence”, par rapprochement des modèles économiques et sociaux des sociétés industrielles, qu’elle soient de l’Est ou de l’Ouest.[21]

C’est de ce point de vue que le processus d’Helsinki (Conférence sur la coopération et la sécurité en Europe d’Helsinki en 1975 et CSCE suivantes, jusqu’à celle de Paris en novembre 1990 qui mit en quelque sorte officiellement fin à la Guerre froide) suscite un grand intérêt, en particulier à propos du soutien qu’il a apporté aux dissidents en Europe orientale et en URSS, et du point de vue de l’émergence d’un nouveau système de sécurité en Europe, préfigurant la fin de la division du Continent.[22] De grands débats sont en cours sur l’efficacité réelle de ce processus, débats liés aux discussions sur la fin de la Guerre froide: pour certains, c’est Gorbatchev qui a joué un rôle essentiel; pour d’autres, c’est l’Amérique qui, de Reagan à George Bush le Père, a su d’abord faire reculer Moscou, puis a su gérer la fin de la Guerre froide et la réunification allemande de façon à empêcher l’URSS de monnayer la fin du communisme en Europe orientale et la réunification allemande en imposant une remise en cause des organismes occidentaux et en particulier de l’OTAN. Pour d’autres encore ce sont les dissidents d’Europe de l’Est qui ont réellement ébranlé l’édifice.[23] Pour d’autres enfin, ce sont les succès de la CEE à partir du milieu des années 1980 qui ont persuadé les Européens de l’Est qu’une autre voie que le communisme soviétique était possible.

Cela fait beaucoup de directions nouvelles, avec d’ailleurs chaque fois leurs difficultés et leurs contradictions. Mais l’ensemble de ces recherches récentes permettent de comprendre pourquoi, malgré le danger nucléaire que l’on a souligné, la Guerre froide est restée froide: parce qu’elle était de nature essentiellement idéologique et politique. Il ne s’agissait pas de détruire l’adversaire, ni même de le conquérir dans le sens traditionnel du terme, il s’agissait de le transformer de l’intérieur.

 

Georges-Henri Soutou est Président de l’ Académie des Sciences Morales et Politiques pour l’    année 2019 et Professeur émérite à Paris-Sorbonne (Paris-IV)

 

[1] Stéphane Courtois, Marc Lazar, Histoire du Parti communiste français, PUF, 1995; Communisme, no 29-31, 1992, Les crises internes des PC ouest-européens 1944-1956; Victor Zaslavsky, Lo Stalinismo e la Sinistra italiana. Dal mito dell’Urss alla fine del communismo 1945-1991, Milan, Mondadori, 2004.

[2] Daniel Yergin, Shattered Peace. The Origins of the Cold War and the national Security State, Boston, 1977. Melvyn P. Leffler, A Preponderance of Power. National Security, the Truman Administration, and the Cold War, Stanford UP, 1992.

[3] Réédité: Graham Allison, Philip Zelikow, Essence of Decision. Explaining the Cuban Missile Crisis, New York, Longman, 1999.

[4] L’Europe et la crise de Cuba, sous la direction de Maurice Vaïsse, Armand Colin, 1993. Aleksandr Fursenko, Timothy Naftali, “One Hell of a Gamble”. The Secret History of the Cuban Missile Crisis, John Murray, Londres, 1997.

[5] William Appleman Williams, The tragedy of American Diplomacy, paru en 1959; cet ouvrage pionnier fut suivi de bien d’autres, à la méthodologie et aux sources souvent d’ailleurs fort contestables: cf. l’éreintement de cette école auquel procéda Robert J. Maddox, The New Left and the Origins of the Cold War, Princeton, 1973.

[6] Marie-France Toinet, La chasse aux sorcières. Le Maccarthysme, Complexe, 1984.

[7] Aleksandr Fursenko, Timothy Naftali, “One Hell of a Gamble”. The Secret History of the Cuban Missile Crisis, John Murray, Londres, 1997; Matthias Uhl, Krieg um Berlin? Die sowjetische Militär- und Sicherheitspolitik in der zweiten Berlin-Krise 1958 bis 1962, Munich, Oldenbourg, 2008; Gideon Remez et Isabello Ginor, Foxbats over Dimona, Yale University Press, 2007; Vojtech Mastny, Sven S. Holtsmark, Andreas Wenger, éds., War Plans and Alliances in the Cold War. Threat Perceptions in the East and West, Londres, Routledge, 2006.

[8] Cf. Mon compte rendu dans Politique étrangère, 2/2006.

[9] Pierre Grosser, “Histoire de la Guerre froide ou histoire des vainqueurs?”, Critique internationale n°12 – juillet 2001

[10] Cf. Beth .A Fischer, The Reagan Reversal. Foreign Policy and the End of the Cold War, University of Missouri Press, 1997; The Last Decade of the Cold War. From Conflict Escalation to Conflict Transformation, éd. par Olav Njolstad, Londres, Frank Cass, 2004; Peter Schweizer, Reagan’s War, New York, Doubleday, 2002; Jack F. Matlock, Reagan and Gorbatchev: How the Cold War Ended, New York, Random House, 2004.

[11] Mevyn P. Leffler, David S. Painter, éds, The Origins of the Cold War, Routledge, 2005.

[12] Jukka Nevakivi éd., Finnish-Soviet Relations 1944-1948, Helsinki, 1994.

[13] Cf. par exemple Yves Santamaria, L’enfant du malheur. Le PCF dans la Lutte pour la paix (1914-1947), Paris, Seli Arslan, 2002; Yves Santamaria, Le parti de l’ennemi? Le PCF dans la lutte pour la paix, 1947-1958, Armand Colin, 2006; Victor Zaslavsky, Lo Stalinismo e la Sinistra italiana. Dal mito dell’Urss alla fine del communismo 1945-1991, Milan, Mondadori, 2004.

[14] Bruna Bagnato, Prove di Ostpolitk. Politica ed economia nella strategia italiana verso l’Unione Sovietica 1958-1963, Firenze, Leo S. Olschki editore, 2003; Leopoldo Nuti, Gli Stati Uniti e l’apertura a sinistra, Roma, Laterza, 1999; Elena Calandri, Il Mediterraneo e la difesa dell’Occidente 1947-1956, Il Maestrale, 1997.

[15] Vincent Dujardin, Pierre Harmel, Bruxelles, Le Cri, 2004.

[16] Hermann Wentker, In engen Grenzen. Die Aussenpolitik der DDR (1949-1989), Munich, Oldenbourg, 2007.

[17] Anna Fülöp, La Transylvanie dans les relations roumano-hongroises vues du Quai d’Orsay (septembre 1944-décembre 1947), Cluj-Napoca, Centre de ressources pour la diversité ethnoculturelle, 2006.

[18] Renseignement et Propagande pendant la guerre froide (1947-1953), Jean Delmas et Jean Kessler éds., Bruxelles, Complexe, 1999; Justine Faure, L’ami américain: la Tchécoslovaquie, enjeu de la diplomatie américaine, 1943-1968, Paris, Tallandier, 2004.

[19] Cf. par exemple Pierre Grémion, Paris-Prague, la Gauche face au renouveau et à la régression tchécoslovaques, Julliard, 1985.

[20] Odd Arne Westad, The Global Cold War. Third World Interventions and the Making of our Time, Cambridge UP, 2005.

[21] Georges-Henri Soutou, “Teorie sulla convergenza nella Francia degli anni Sessanta e Settanta”, Ventunesimo Secolo, mars 2006; Georges-Henri Soutou, “Convergence theories in France during the 60s and 70s”, in Wilfried Loth et Georges-Henri Soutou, éds., The Making of Détente. Eastern and Western Europe in the Cold War, 1965-1975, Londres, Routledge, 2008.

[22] Jacques Andreani, Le Piège. Helsinki et la chute du communisme, Paris, Odile Jacob, 2005; Elisabeth du Réau et Christine Manigand éds., Vers la réunification de l’Europe? Apports et limites du processus d’Helsinki de 1975 à nos jours, Paris, L’Harmattan, 2005.

[23] Mary Elise Sarotte, 1989. The Struggle to Create Post-Cold War Europe, Princeton UP, 2009.