Yannis Mourélos
Le Front d’ Orient dans la Grande Guerre*
En ces années de commémoration du centenaire, il faut bien se rendre à l’ évidence. Dans le contexte de la Grande Guerre, Salonique n’ est qu’ un théâtre marginal. La mission de celui-ci se dresse sous des traits plutôt modestes: se mettre en situation de s’ engager afin de faciliter les opérations des autres fronts.
Atravers l’ ouverture et l’ organisation stratégique de ce théâtre, modelées toutes deux au gré des circonstances, c’ est le principe même de la conduite de la guerre qui se met en vigueur avec ses multiples prolongements: le jeu complexe des alliances, l’ inhabileté d’ établir une ligne d’ action commune à longue échéance à cause de la diversité des intérêts en jeu, les courants internes de la vie politique et leur portée sur le processus décisionnel, la stratégie périphérique avec l’ importance accordée aux fronts secondaires dans le contexte d’ un conflit généralisé, l’ unité de commandement, bref, des composantes éternelles de toute guerre de coalition.
Quelle est la justification de la présence d’ un corps expéditionnaire allié à Salonique? Jean Delmas en détermine successivement plusieurs (1). La justification initiale est simple: voler au secours des serbes, dont la situation devient intenable lorsque la Bulgarie entre en guerre en octobre 1915. A la lumière de la défaillance serbe, deux mois plus tard, et devant l’ impossibilité d’ établir la jonction sur le Haut-Vardar, les avis divergent quant à l’ avenir de l’ expédition.
A Paris, les partisans de la stratégie indirecte se prononcent en faveur du maintien et de l’ organisation du dispositif allié dans les environs de Salonique. La valeur principale de cette région, disent-ils, est plutôt celle d’ une place forte de défense, permettant l’ entreprise d’ actions offensives en temps et lieu opportuns. Choix d’ autant plus impératif qu’il permet de se mettre à l’ abri de tout fléchissement intempestif de la Roumanie et de la Grèce, fournissant à l’ adversaire l’ occasion de réaliser ses ambitions impérialistes en Orient. On reproche même au gouvernement d’ assister inactif à l’anéantissement de la Serbie. Menés par Clemenceau, les “occidentaux” s’ opposent, quant à eux, à tout engagement prématuré, même dans le cas favorable, peu probable pourtant, d’ un alignement grec. Faisant l’ objet d’ attaques de tous les côtés, le gouvernement Viviani est remplacé, fin octobre, par un cabinet Briand, mieux disposé face à un éventuel maintien de l’ expédition (2).

C’ est un refrain tout différent que l’ on entonne sur les bords de la Tamise. Chercher la victoire sur le théâtre principal en y consacrant le maximum des moyens disponibles, limiter, par ailleurs, l’ effort en Orient à la stricte défense des possessions britanniques, telle est l’ idée maîtresse devant présider à la direction des opérations. C’ est l’ avis d’ Asquith, Balfour et Curzon. Colonial de carrière et résolument opposé au principe des side shows (théâtres secondaires), Kitchener suggère le repli sur l’ Égypte, où il compte pouvoir réunir 15 divisions, une partie desquelles proviendrait justement des Balkans (3). Seule une minorité guidée par Lloyd-George se prononce en faveur d’ un envoi de renforts en Macédoine (4). Aristide Briand a toutes les peines du monde pour avorter ce projet. Il y parvient, mais de justesse, en mettant en avant un argument de poids: exercer pression sur la Grèce, très attachée à une neutralité incertaine et équivoque, et tâcher de l’ entraîner dans la coalition de l’ Entente.
De nouveau le problème fera-t-il l’ objet d’un tour d’ horizon entre Français et Britanniques du 9 au 11 décembre 1915 à Paris, où le gouvernement de Sa Gracieuse Majesté dépêche d’ urgence les deux ministres compétents, Grey et Kitchener, avec pleins pouvoirs pour fixer les mesures à prendre en vue d’ une retraite des forces alliées et de la mise en état de la défense de la ville-même de Salonique. On tombe d’ accord sur la nécessité d’ occuper les positions stratégiques autour de la ville sans préjuger la durée, plus ou moins longue, de l’ occupation. Formule qui ménage toutes les hypothèses, mais qui dissimule à peine le malaise anglais (5). C’ est ainsi que, le mois de décembre courant, le corps expéditionnaire exécute un mouvement de repli, tout en se groupant à l’ intérieur d’ un périmètre autour de Salonique. Envoyé sur place en mission spéciale, le général de Castelnau conclut sur la possibilité de tenir les positions occupées (6).
Reste à régler l’ unité de commandement. Théoriquement, celui-ci est assuré à la fois par le général commandant en chef de l’ armée française d’ Orient, le commandant supérieur des forces britanniques dans le même secteur et le vice-amiral commandant l’ escadre des Dardanelles. La campagne de Serbie, où le rôle de chaque associé avait été déterminé par Joffre n’ étant plus en cours, l’ unité de commandement s’ impose. Une étape dans ce sens semble avoir été franchie lors de l’ inspection du général de Castelnau. L’ ordre était parvenu de Londres au commandement britannique local de déférer aux propositions de l’ émissaire en matière d’ organisation défensive de la place. Nulle part ailleurs que sur un terrain étroit, à effectifs limités, dont la défense peut dépendre de la rapidité de concentration de tous les moyens sur le point de l’ attaque, la question se pose. Pressenti dans ce sens le 23 décembre, Londres acquiesce. Il se déclare, par surcroît, disposé à outrepasser au principe d’ après lequel la supériorité numérique comporte l’ exercice du commandement (le contingent britannique étant à l’ époque le plus nombreux) “en raison de l’ influence prépondérante de la France dans les décisions concernant les opérations” (7). Transfert judicieux de responsabilités? Manoeuvre habile permettant un futur désengagement militaire? Quoi qu’ il en soit, le commandement sur le front d’ Orient sera unifié à partir de janvier 1916 et son titulaire français (Sarrail, puis Guillaumat et Franchet d’ Espèrey) procède désormais comme s’ il était unique et intégré (8).

Une fois le corps expéditionnaire maintenu sur place, il faut bien lui assigner une mission. C’ est la deuxième justification de la présence militaire alliée dans cette région. Cette mission se dresse comme suit: causer à l’ adversaire le maximum d’ inquiétude par la menace constante d’ une attaque partant de Salonique. C’ est du bluff pur et simple aussi longtemps que cette action ne se traduit pas par une préparation réelle d’ offensive, ce qui présuppose un réajustement favorable des forces en présence.
En somme, la question est plus politique que militaire, la nouvelle donnée dans cette affaire étant désormais la Roumanie avec qui la coalition de l’ Entente engage des pourparlers qui traînent en longueur. A la volonté d’ établir un front oriental continu exprimée par Paris, Bucarest oppose sa préférence en faveur d’ une offensive en direction de la Transylvanie. Ainsi, la fonction attribuée à l’ armée d’ Orient varie-t-elle selon les diverses hypothèses. Protagoniste dans le cadre d’ un effort simultané, destiné à faire sauter le maillon bulgare, elle se voit automatiquement reléguée au second rang, chargée d’ une simple manoeuvre de diversion: enchaîner la liberté d’ action de l’ armée bulgare pour permettre à son homologue roumaine de se concentrer et pouvoir passer en action face aux Autrichiens (9).
L’ attaque allemande sur Verdun bouleverse la situation. Le commandement de Salonique reçoit l’ ordre d’ envisager une action agressive, destinée à fixer l’ adversaire, ce qui soulagerait indirectement le front français. Pour les Britanniques, absorbés par leurs problèmes en Mésopotamie, pareille initiative est hors de question. De ce fait, Sarrail est sollicité de faire savoir s’ il s’ estime en mesure de remplir cette mission avec la seule participation des forces françaises et serbes. Celui-ci répond que l’ exécution comportera une préparation méthodique et lente. Autrement dit, l’ armée d’ Orient est fatiguée. L’ état sanitaire (paludisme en particulier) a brusquement fléchi et son moral s’ en trouve atteint. Malgré l’ affaiblissement, le commandant en chef conçoit un plan rationnel avec ou sans le concours des contingents britanniques, qui consiste à prendre pied sur la frontière, mais sur un front agressif aussi étendu que possible. En attirant son dispositif, il espère pouvoir retenir le maximum des forces bulgares. L’ attaque principale aurait lieu sur la rive droite du Vardar, des attaques de diversion dans la plaine, au pied du mont Bélès. Les Serbes s’ engageraient vers l’ ouest, en direction de Monastir. On espère, ainsi, obtenir un succès local, permettant de s’ orienter et marcher vers l’ avance roumaine (10).
Cette réponse n’ a vraiment pas de quoi satisfaire. Cependant, Paris baigne dans l’ optimisme. L’ offensive victorieuse des Russes en Galicie et en Volhynie, le recul des Autrichiens en Italie, le développement de la bataille de la Somme justifient, dit-on, un nouvel examen de la question de l’ offensive dans les Balkans. En tout cas, la Roumanie semble assurée contre toute attaque sur son flanc méridional (11). En conclusion, il suffit de faire agir l’ armée d’ Orient contre les Bulgares et toutes les principales conditions formulées par la Roumanie pour se joindre à l’ Entente se trouveraient remplies. A lire Robertson, le nouveau chef de l’ EMG Impérial, “comme lors d’ autres occasions d’ examen des affaires de Salonique, les ministres français considéraient beaucoup trop les avantages et beaucoup trop peu les inconvénients” .Il ne faut guère, poursuit-il dans un effort destiné à modérer l’ élan de Paris, perdre de vue que toute action entreprise sur les pourtours doit, en fait comme en principe, être subordonnée aux opérations sur les fronts principaux dont les besoins en hommes et en munitions doivent être satisfaits avant tout autre. En conséquence, l’ étendue de la coopération sera proportionnée à la puissance et au degré d’ organisation des contingents britanniques dans le secteur de Salonique (12).

Réunis à Chantilly le 22 juillet 1916, les hauts-commandements français et britannique trancheront par un compromis: initialement, la mission à remplir par les armées alliées en Orient consiste à couvrir la mobilisation roumaine par des opérations sur toute la longueur de la frontière grecque. Ultérieurement, lorsque la Roumanie aura commencé ses opérations au sud du Danube, l’ armée d’ Orient, combinant son action avec les forces russo-roumaines, s’ efforcera à réaliser la destruction de l’ armée bulgare. Autrement dit, la nouvelle mission assignée au corps expéditionnaire allié, une fois de plus ne dépasse pas les normes d’ une simple manoeuvre de diversion (13).
A peine fermées à Londres, les écluses ouvrent, cette fois-ci, du côté de Bucarest. Non seulement l’ armée d’ Orient doit-elle participer au complet aux opérations, mais on parvient de subordonner l’ entrée en guerre de la Roumanie au déclenchement de cette offensive. Dans la convention militaire du 17 août, il est spécifié que les forces de Salonique attaqueront le 20 août, l’armée roumaine n’entrant en campagne qu’ une semaine plus tard seulement (14). Comble d’ infortune, ce sont les Bulgares qui anticipent en attaquant dès le 18 sur toute la longueur du front. La réaction alliée sera extrêmement lente, la ville de Monastir n’ étant atteinte qu’ en novembre seulement. L’ attitude docile des autorités helléniques à l’ égard des Germano-Bulgares dans la partie orientale de la Macédoine pose, en même temps, pour le corps expéditionnaire un problème persistant de sécurité. L’ effondrement roumain, en décembre, bouleverse la situation. Le camp retranché de Salonique redevient ce qu’ il était auparavant: le plus grand camp d’ internement allemand.
Une lueur d’ espoir persiste, malgré tout. La crise interne de la vie politique grecque, troisième et dernière justification de la présence alliée à Salonique. Une brèche qui sera exploitée à fond grâce à une dynamique implacable et à de moyens déconcertants, dans un effort d’ entraîner en guerre un pays dont on estime préférable de l’ avoir à ses côtés, plutôt que de le maintenir dans une neutralité incertaine et équivoque. Exemple typique de diplomatie conjoncturelle et inégale.
Quiconque scrute plus attentivement doit nécessairement tenir compte de certaines composantes qui font de l’ affaire grecque des années 1914-1918 un cas hors pair, à commencer par la question de la neutralité. Prêchée par la société conservatrice et, en grande partie, germanophile, cette neutralité n’ est, en fin de compte, que simple choix tactique, produit d’ une réflexion mûrie sur les conséquences d’ un alignement éventuel aux côtés des empires centraux et sur les dangers d’ une riposte dynamique provenant du camp adverse. La nature du dialogue implanté par les puissances de l’ Entente constitue le deuxième volet de cette étrange neutralité grecque. Elle en forme, en quelque sens, le contrepoids. En effet, à partir de 1916, on ne procède que par ultimata remis aux autorités d’ Athènes sous la menace des canons de l’ escadre. Langage surprenant à l’ égard d’ un neutre! Sans doute se voit-il justifié par la présence militaire alliée dans le nord du pays et les problèmes découlant de la sécurité de l’ armée d’ Orient. Il reste, pour autant, que l’ on est témoin d’ une dynamique iplacable: on ficelle progressivement le pays, le prive de ses moyens de résistance, l’ engage de vive force dans la voie de l’ intervention armée. Ultime point de référence, la crise elle-même. Sociale à l’ origine, politique par la suite, constitutionnelle enfin, à partir du moment où, dans un effort pour consolider sa propre position face à une classe moyenne en pleine mutation depuis la fin du XIXe siècle, le roi Constantin s’ acquittera délibérément de ses fonctions de surarbitre afin de se lancer, en tant que chef de parti, dans l’ arène des conflits politiques. Cette crise se verra amplifiée par le jeu dangereux d’ un homme politique, Eleuthérios Vénizélos, qui n’ hésitera guère à torpiller un régime national de l’ intérieur en relation étroite avec la coalition de l’ Entente.
Propagande et action subversive serviront de pointe à la réalisation de cette politique. Quand la propagande détient le monopole de l’ information, elle tisse un réseau de pressions psychologiques qui fait que le monde se débat dans un climat d’ artifices, de fausseté et d’ arbitraire. Elle dégénère graduellement en un art subtil de persuasion qui prétend modeler à son gré le vrai ou le faux. En même temps, elle laisse du champ libre aux improvisations de quelque provocateur insidieux, agent de renseignements. C’ est très exactement ce qui se produira en Grèce (15). Face à une propagande allemande solide, coûteuse et à direction unique, les Français n’ ont à opposer, en Grèce, qu’ une activité ponctuelle, conduite sans concentration par différents services. Pourtant, comme Jean-Claude Montant le signale fort bien, la partie sera gagnée grâce au rôle des auxiliaires. La dynamique de la propagande française, propagande de contre-offensive, sera donnée non par les diplomates, mais par les attachés militaires et navals, mieux entraînés dans ce genre d’ action (16).
La question paraît, donc, incontournable. L’ immixtion alliée dans les affaires internes grecques constitue-t-elle un exemple d’ expansion impérialiste ou, tout simplement, une relation dictée par les nécessités d’ une guerre? La réponse n’ est pas facile. Tout compte fait, c’ est la deuxième explication qui devrait l’ emporter. Le phénomène le plus éclatant en est l’ abolition, dans les mois qui suivent l’entrée en guerre du pays, de tous les contrôles établis à l’ intérieur du territoire hellénique, restituant au pays son indépendance administrative, politique et militaire tout en lui permettant, ainsi, de reconquérir son identité. On y voit, incontestablement, les signes d’ une diplomatie conjoncturelle. Quoi qu’ il en soit, l’ adhésion finale de la Grèce, en juillet 1917, modifie les données stratégiques. Salonique peut, désormais, servir de base de départ pour des opérations plus ambitieuses.

C’ est justement la tâche confiée aux deux successeurs de Sarrail à la tête de l’ armée d’ Orient: Guillaumat et Franchet d’ Espèrey. Le premier, met en chantier une opération combinée, à objectifs limités, le long du Vardar et sur la Strouma qu’ il pense, néanmoins, ne pouvoir lancer avant l’ automne 1918. Son commandement atteint à peine une durée de six mois. Du coup, il est considéré comme étant transitoire.A tort! Pendant son court séjour à Salonique, Guillaumat procède à une réorganisation radicale du commandement des Armées Alliées d’ Orient, étape essentielle, voire même déterminante, pour comprendre l’ issue victorieuse des opérations militaires dans ce secteur. Grâce au travail de fond, qui a précédé son arrivée sur les lieux, Franchet d’ Espèrey parvient à actionner les forces placées sous ses ordres comme un seul ensemble, chose qui s’ était jamais produite auparavant (17).
Le 27 mai 1918, une nouvelle offensive allemande se déclenche près de l’Aisne, à partir du Chemin des Dames, où, l’année précédente, les Français avaient échoué dans une attaque meurtrière. L’offensive s’arrête pourtant dix jours plus tard, en raison de l’épuisement des assaillants, mais ceux-ci ont avancé de 45 km, enlevé Château-Thierry et sont à une distance de 70 km seulement de la capitale. Clemenceau rappelle en catastrophe Guillaumat à Paris, un des rares généraux en qui il a toute confiance. Le général Franchet d’ Espèrey, qui commandait justement le groupe d’ Armées dans le secteur du front où la percée allemande s’ était produite, est envoyé à Salonique, presque en mission de disgrâce. Pendant la première quinzaine du moi de juillet, le nouveau commandant en chef élabore un plan d’ attaque générale sur le front des Balkans. Cette fois-ci, l’ action principale de rupture aura lieu là où personne ne l’ attend, c’ est-à-dire dans le secteur central du front, en pleine montagne et face à des positions adverses fortifiées et bien taillées dans le rocher. Le choix de Franchet d’ Espèrey correspond à sa volonté de menacer directement les voies de communication de l’ armée bulgare, celle de la vallée du Vardar et celle de l’ axe Monastir-Prilep-Gradsko. De son côté, Clemenceau tient à exploiter militairement aussi bien que politiquement un éventuel succès rapide de l’ offensive, au-delà de la mise hors cause de la Bulgarie, maillon le plus faible du dispositif ennemi dans les Balkans (18).

L’ offensive se déclenche le 14 septembre par une préparation foudroyante d’ artillerie. Cette attaque ouvre immédiatement des brèches, à travers lesquelles les fantassins s’ infiltrent dès le lendemain. A la tombée du 16 septembre, la brèche mesure une profondeur de 25 km sur une longueur de 11 km. Succès qui dépasse les prévisions les plus optimistes. Entre le 15 et le 23, l’avance est de l’ ordre de 50 km de profondeur sur l’ ensemble du front. Avant la fin du mois, Français et Serbes atteignent la ville d’ Uskub, alors que sur leur droite, les unités britanniques et grecques pénètrent en profondeur à l’ intérieur du territoire bulgare. Le 27, le gouvernement de Sofia demande un armistice. Il sera signé le surlendemain à Salonique et entrera en vigueur à partir du 30, à 12h00.
C’ est la goutte d’ eau qui fait déborder le vase. Un mois plus tard, le 30 octobre, à Moudros, c’ est le tour de l’ Empire ottoman. Suivront, en l’ espace de quelques jours seulement, l’ Autriche-Hongrie, le 3 novembre, à Villa Giusti et, finalement, l’ Allemagne, le 11 novembre, à Rethondes. La coalition des empires centraux, nous affirme Jean-Claude Allain, se désintègre dans l’ ordre inverse de sa formation, illustrant, avant même son énoncée, la théorie des dominos (19).
Ainsi, d’ un front secondaire est partie une attaque qui s’ avère capitale dans la conclusion de la Grande Guerre. Franchet d’ Espèrey y doit son bâton de maréchal. Il est l’ instigateur d’ une manoeuvre audacieuse. Il dirige personnellement cette manoeuvre et lui imprime une vitesse qui bouscule l’ adversaire et l’ empêche de se regrouper. Il obtient la décision par une rupture de front, réalisée en pleine montagne, suivie d’ une exploitation rapide dans la brèche qui dépasse toute prévision. Une véritable guerre de mouvement en somme. Franchet d’ Espèrey réalise, en l’ occurrence, un rêve caressé vainement par ses collègues Français, Britanniques, voire même Allemands sur le front principal, pendant quatre longues et sanglantes années de guerre de tranchées presque inutile (20).
Se concentrer donc à l’ ouest, tout en menant quelques actions isolées sur les pourtours, octroyées, il faut bien le reconnaître, d’ une dose renforcée d’ improvisation, telle est la mission assignée au théâtre secondaire de Salonique, qui l’ est, certes, dans cette perspective, tout en se révélant fort essentiel dans l’ application d’ une stratégie de victoire.

Le front d’Orient, prélude à la victoire de 1918

NOTES
* Le présent texte fut l’ objet d’ une publication dans le cadre du volume collectif : Cahiers de la Villa « Kérylos » N°26, La Grèce et la guerre, Actes du XXV e colloque de la Villa Kérylos, 3-4 octobre 2014 (M. ZINK, J. JOUANNA et Ph. CONTAMINE éd.), Paris, Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 2015.
(1) Jean Delmas, “Les opérations militaires sur le front de Macédoine” dans La France et la Grèce dans la Grande Guerre, Thessalonique, 1992, pp. 3-11.
(2) Yannis Mourélos, “Le front d’ Orient en 1916. Enjeux et stratégies” dans The Salonica Theatre of Operations and the Outcome of the Great War, Thessalonique, 2005, p. 38.
(3) Maurice Larcher, La Grande Guerre dans les Balkans, Paris, 1929, p. 101.
(4) David Lloyd-George, War Memoirs, t. 2, Londres, 1933, p. 531 et t. 4, p. 3200.
(5) Ministère de la Guerre, Les armées françaises dans la Grande Guerre (dorénavant AFGG), volume VIII, tome 1, annexe 3, No 850. Larcher, cit, pp.104 ss. William Robertson, Conduite générale de la guerre, Paris, 1929, pp. 429 ss.
(6) AFGG VIII, 1, 3, Nos 1013, 1027. Service Historique de la Défense (Section Armée de Terre), carton 5 N 147, “Rapport du général de Castelnau sur la défense de Salonique, 24 et 25 décembre 1915”. Maurice Sarrail, Mon commandement en Orient, Paris, 1920, pp. 71 ss.
(7) AFGG, VIII, 1, 3, Nos 1017, 1054, 1057.
(8) Jean-Claude Allain, “Le commandement unifié sur le front d’ Orient. Théorie et pratique en 1918”, dans Guerres mondiales et Conflits contemporains, No 168, Paris, 1992, p. 38. Sur la question du commandement consulter également Gabriel Terrail dit “Mermeix”, Le commandement unique. Sarrail et les armées d’ Orient, Paris, 1920, ainsi que la thèse volumineuse de Gérard Fassy, Le haut-commandement français en Orient (1915-1918), Paris, 2003.
(9) Jean Delmas, ” Les problèmes logistiques de l’ armée roumaine, 1916-1917″, dans Les Fronts Invisibles, Nancy, s.d., pp. 143 ss.
(10) AFGG, VIII, 1, 3, Nos 1349, 1351, 1381, 1387. Mourélos, op. cit., pp. 44-49. Sarrail, op.cit., pp. 135 ss.
(11) Jean Delmas, ” La place de la Roumanie dans la stratégie française (1915-1916)” communication présentée dans le cadre du Colloque International d’ Histoire Militaire, tenu à Bucarest et à Sibiu en septembre 1996.
(12) AFGG, VIII, 1, 3, Nos 1374, 1376, 1377, 1382, 1384. Robertson, op. cit., p. 445.
(13) Ibid., No 1392. Ministère des Affaires étrangères, série Guerre 1914-1918, carton No 989. Protocole sur les conditions d’ entrée en guerre de la Roumanie signé le 11 août 1916 au Quai d’ Orsay entre la France et la Grande-Bretagne.
(14) AFGG, VIII, 1, 3, No 1457, Texte de la convention militaire du 4/17 août 1916 entre la France, la Grande-Bretagne, l’ Italie et la Russie.
(15) Sur l’ activité du Service de Renseignements consulter Nicolas Dujin, “Un attaché naval dans la Grande Guerre. Le commandant de Roquefeuil à Athènes (1915-1917” dans Guerres mondiales et Conflits contemporains, No 224, Paris 2006, pp. 95-109 et Yannis Mourélos, “A l’ ombre de l’ Acropole. Espionnage et contrainte politique en Grèce pendant la Grande Guerre” dans Relations Internationales, No 78, Paris-Genève, 1994, pp. 175-184.
(16) Jean-Claude Montant, Les attachés navals français au début du XXe siècle” dans Relations Internationales, No 60, Paris-Genève, 1989, pp. 424-442 et “Aspects de la propagande française en Grèce pendant la Première Guerre mondiale” dans La France et la Grèce dans la Grande Guerre, Thessalonique, 1992, pp. 61-87.
(17) Gérard Fassy, “La réorganisation du commandement des Armées Alliées d’ Orient par le général Guillaumat (janvier-mai 1918)” dans The Salonica Theatre of Operations and the Outcome of the Great War, Thessalonique, 2005, pp. 143-152.
(18) Bruno Hamard, “Le rôle des troupes de Salonique dans la victoire alliée de 1918” dans The Salonica Theatre of Operations and the Outcome of the Great War, Thessalonique, 2005, pp. 309-319.
(19) Jean-Claude Allain, “Les armistices de la Grande Guerre de l’ Orient à l’ Occident” dans The Salonica Theatre of Operations and the Outcome of the Great War, Thessalonique, 2005, pp. 343-353.
(20) Jean Delmas, “Les opérations militaires sur le front de Macédoine”, op.cit., pp. 10-11.